Cinéma : le Mali des années 1960 renaît à Thiès
Cinéma : le Mali des années 1960 renaît à Thiès
Robert Guédiguian, cinéaste marseillais, tourne « Mali twist » au Sénégal dans le but de capter l’ambiance joyeuse des premières années de liberté du pays.
Époque Bamako des années 1960. Dans le Mali de Modibo Keta, Lara et Samba, toutes deux âgées d’à peine vingt ans, sont amoureuses l’une de l’autre. Samba fait partie des Pionniers, un groupe de jeunes national-socialistes. Il se bat pour l’égalité et la justice, et il inclut la jeune Lara, qui a fui sa ville après avoir été poussée au mariage, dans son combat politique. Les deux amants, militants le jour et fêtards le soir, fréquentent les clubs de la capitale nationale. Là, ils dansent au rythme du blues et des rebondissements d’artistes comme Otis Redding, Johnny Hallyday et Ray Charles.
Le cinéaste français Robert Guédiguian entendait mettre en scène cette histoire d’amour et de libération ainsi que l’expérience inachevée de socialisme panafricain imaginée par Modibo Keta. Bien qu’il s’agisse de son premier tournage sur le continent et qu’il ait quitté les voies navigables de Marseille, décor de nombre de ses films, il est resté proche de ses thèmes de prédilection : l’entraide, la communauté et la solidarité. L’amour et la joie sont également présents.
Jusqu’au bout de la nuit
Robert Guédiguian a découvert ces folles nuits du Mali nouvellement indépendant en visitant l’exposition « Mali twist » de la Fondation Cartier pour l’art contemporain à Paris, rétrospective de l’œuvre du photographe malien Malick Sidibé. A l’époque, il n’y avait pas moins de 200 clubs de danse différents à Bamako, et les jeunes dansaient librement jusqu’au bout de la nuit.
C’est maintenant au tour des Marseillais de s’inspirer du maître Sidibé [décédé en 2016], de ses photographies qui évoquent des nuits folles, de ses modèles à la peau souvent luisante de sueur, débordante de charme et de classe. Après les photographes Hassan Hajjaj (Maroc) ou Omar Victor Diop (Sénégal), entre autres. Avec un pari : celui de réussir à capter l’ambiance la plus juste d’un Mali disparu, des décennies plus tard et hors du pays.
L’équipage a dû ranger ses affaires et plus de 4 tonnes de matériel après avoir passé plusieurs mois dans le pays en début d’année avant d’être contraint de rentrer en France. Le coronavirus joue le jeu. En octobre, ils ont finalement été autorisés à revenir et à terminer le tournage dans les villes distantes de 70 kilomètres de Podor, Saint-Louis et Thiès. Le tournage a eu lieu au Sénégal plutôt qu’au Mali pour des raisons de sécurité.
A Thiessoise, une foule de personnes se rassemble au détour d’une ruelle pour observer les caméras et les techniciens actifs. Ferdinand Verhaeghe, l’assistant réalisateur, crie « Awya ». Pour les nombreux figurants présents sur le plateau, « action » est parlé plus fréquemment en wolof qu’en français. Quant à la langue française, elle a fréquemment un accent marseillais. Pour ce film, comme pour les autres avant lui, le réalisateur s’est entouré de son équipe mythique, qu’il appelle « comme une famille » selon les mots du coproducteur et ami Malek Hamzaoui, qui l’a accompagné sur la quasi-totalité des ses longs métrages.
UNE SOIXANTAINE DE RÔLES, PRÈS D’UN MILLIER DE FIGURANTS, DES DIZAINES DE VOITURES D’ÉPOQUE
Robert Guédiguian, que nous rencontrons à l’issue de la journée de tournage, raconte : « L’idée d’associer cette histoire de la construction du socialisme indépendantiste panafricain, et la célébration, des jeunes qui s’aiment, m’a semblé être la matière d’un film très riche où j’ai pu retrouver mes thèmes principaux. Il qualifie le protagoniste de Samba d’optimiste, et affirme se « sentir très lié » à lui puisque « sa vie est un peu la mienne ». lui sa moto vintage des années 1960 qu’il avait importée de France spécialement pour les besoins du film.
Véhicules rétro, magasins remis au goût du jour, tenues « sixties »… A Thiès, l’ambiance de Bamako il y a soixante ans est reproduite. Avec ses trains verts éblouissants garés sur les rails, la gare de la ville, où passait la célèbre ligne Dakar-Bamako, a été spécialement restaurée pour l’événement. Il s’agit de l’un des plus gros projets jamais réalisés par le réalisateur et le coproducteur, impliquant près de soixante pièces, environ un millier de figurants et des dizaines d’automobiles anciennes, dont certaines importées directement de France. Budget du film : environ 5,5 millions d’euros. Mali Twist est le 22ème film de Robert Guédiguian et une coproduction franco-sénégalaise entre Agat Film & Cie et Karoninka avec une équipe majoritairement sénégalaise.
Le Mali de Modibo Keïta
A « un moment d’effervescence révolutionnaire et intellectuelle extraordinaire », Samba, fils d’un industriel prospère de Bamako, se consacre au socialisme et au panafricanisme. Malgré l’opposition de son père, réticent à ces changements radicaux qui mettent en péril ses avantages, il s’accroche à sa foi dans le progrès révolutionnaire et rêve d’une nation réellement et pleinement indépendante. Il devra éventuellement composer avec la réalité politique.
Les militants de la décolonisation ont tenté de faire progresser la santé et l’éducation pendant la période à Bamako et dans la campagne environnante en enseignant à leurs voisins les coopératives, la réforme agraire et les droits des femmes. Le flamboyant Modibo Keta, ancien enseignant aujourd’hui député au parlement français et l’un des leaders du mouvement panafricaniste, dirige le mouvement. Après l’échec de l’éphémère Fédération du Mali, qui aurait uni sa nation au Sénégal, c’est lui qui proclame l’indépendance de sa nation le 22 septembre 1960.
Militant du tiers-monde et co-fondateur de l’Organisation de l’unité africaine en 1963, le dirigeant malien règne jusqu’en 1968. Un petit groupe de militaires dirigé par le lieutenant Moussa Traoré va le renverser dans la nuit du 18 au 19 novembre 1968, dans la face à l’indignation croissante du public et aux accusations d’abus autoritaires.
De quoi évoquer la nostalgie chez Robert Guédiguian. Il tâtonne : « En regardant le Mali d’aujourd’hui, je rêve du Mali de Modibo Keta. Il a dit à Namori, l’un de ses personnages et fonctionnaire de l’État malien : « Nous n’étions pas prêts pour le socialisme, et sans socialisme, il n’y a pas d’indépendance. Le cinéaste rit en ajoutant : « Et j’y crois passionnément… en même temps, inexorablement, je l’ai écrit. »
Indépendance et décolonisation
A travers son film, il se confronte spécifiquement à la question de la bourgeoisie nationale, qu’il tient pour responsable de l’échec de l’expérience : « Ce qui n’a pas fonctionné au Mali reste, pour l’essentiel, le devoir des riches Maliens de l’époque. rejoints plus ou moins en cachette par le précédent colon, ont fait une contre-révolution parce qu’ils se sentaient renversés par l’autorité. De plus, ajoute-t-il, les marches contre-révolutionnaires de l’époque n’hésitaient pas à vanter les vertus de de Gaulle. que 500 figurants se rassemblent et crient « Vive de Gaulle » devant la mairie de Thiès était très amusant.
C’est aussi un moyen de s’interroger sur les processus par lesquels les indépendances de l’époque se sont transformées en « dépendances néocoloniales », selon le cinéaste, qui trouve « assez déprimant » de constater la banalisation des multinationales françaises dans le Sénégal d’aujourd’hui. « Se demander pourquoi certaines expériences brillantes ont échoué est plus que jamais nécessaire. Selon Robert Guédiguian, il est bénéfique pour le Mali, la France et toutes les autres nations de repenser à leurs propres histoires révolutionnaires, de se rappeler leurs réalisations et de considérer leurs lacunes.
Stéphane Bak, un Français d’origine congolaise de 24 ans, et Alice Daluz Gomez, les deux acteurs majeurs du film, réfléchissent à travers leurs enquêtes sur des thèmes très contemporains (19 ans, Français d’origine capverdienne). Selon Stéphane Bak, « Ce récit m’interpelle parce qu’il aborde des questions qui se posent sur le continent, où les jeunes se lèvent et rêvent d’une Afrique plus unie, mais ne sont pas entendus. Le film, qui parle d’indépendance, est pertinent pour l’effort de décolonisation en cours. Entre le mouvement Black Lives Matter et les mobilisations contre les violences policières, l’acteur pousse l’introspection jusqu’à « l’été que nous venons de vivre en France ».